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Piotr Tylus

Considérations sur l’atmosphère des tropiques … – un mémoire inédit d’Alexander von Humboldt

RÉSUMÉ

L’article contient l’édition critique d’un mémoire d’Alexander von Humboldt, intitulé : « Considérations sur l’atmosphère des tropiques, regardée comme objet de la pathologie chimique ». Le texte a été écrit à Cuba, en 1801. Il fait partie d’un groupe de manuscrits, relatifs à la qualité de l’air dans les tropiques et aux maladies qui en découlent, portant un titre général : « C’est mon cahier de la Havanne intitulé sur la salubrité de l’air ». Or A. v. Humboldt partageait alors les vues miasmatiques et il voyait, dans la qualité de l’air, l’origine des maladies que l’on dit aujourd’hui « infectieuses ». L’accent y est posé sur la fièvre jaune qui occupait une place particulière dans l’horizon intellectuel et politique du début du XIXe siècle. Reste à ajouter que Humboldt se montre ici comme l’un des précurseurs de l’écologie moderne.

ZUSAMMENFASSUNG

Der Beitrag liefert eine kritische Ausgabe des 1801 auf Kuba niedergeschriebenen Textes Alexander von Humboldts unter dem Titel „Considérations sur l’atmosphère des tropiques, regardée comme objet de la pathologie chimique“. Er wird in der Mappe mit Humboldts Handschriften zu der Luftqualität in den Tropen und den daraus resultierenden Krankheiten aufbewahrt, die von dem Gelehrten mit der Aufschrift „C’est mon cahier de la Havanne intitulé sur la salubrité de l’air“ identifiziert wurde. Zur Zeit der Entstehung des Manuskripts war Alexander von Humboldt Anhänger der Miasmentheorie und erkannte in der Luftqualität den Ursprung der Krankheiten, die heutzutage als „ansteckend“ bezeichnet werden. Der Text konzentriert sich vor allem auf das Gelbfieber und somit auf eine Krankheit, die einen wichtigen Platz im geistigen und politischen Horizont der ersten Jahrzehnte des 19. Jahrhunderts einnahm. Er lässt die Leistung Alexander von Humboldts als Vorläufer der modernen Ökologie erkennen.

ABSTRACT

The article contains the critical edition of Alexander von Humboldt’s text “Considérations sur l’atmosphère des tropiques, regardée comme objet de la pathologie chimique”, created in Cuba, in 1801. The text can be found in a group of manuscripts referring to the quality of the air in the tropics and to diseases that result from it; those manuscripts have a general title: “C’est mon cahier de la Havanne intitulé sur la salubrité de l’air”. A. v. Humboldt shared miasmatic views at that time and in the quality of the air he saw the cause of diseases called “infectious” nowadays. The emphasis is placed on yellow fever, which occupied a prominent place in intellectual and political horizons at the beginning of 19th century. It remains to be added that Humboldt writes here as a precursor of modern ecology.

Dans le patrimoine (Nachlass) d’Alexander von Humboldt, en provenance de la Staatsbibliothek de Berlin et actuellement disponible à la Bibliothèque Jagellonne de Cracovie, on trouve, parmi nombreuses pièces manuscrites, un mémoire inédit de cet auteur, portant le titre de Considérations sur l’Atmosphere des Tropique[s], regardée comme objet de la Pathologie chymique, repérable sous la cote Bd. 1/3 (fol. 199r–208v1).

Le manuscrit est composé de cinq bifeuillets (232 × 190 mm), numérotés de la main de l’auteur. On n’y a pas affaire à une ébauche griffonnée, contenant des notes additionnelles fréquentes apposées dans les marges de tous les côtés, et des notes relatives aux notes, ainsi que ces petits bouts de papier accolés soigneusement et comprenant des informations complémentaires – tout ceci fait habituellement le charme des manuscrits humboldtiens : cette écriture à plusieurs « étages » qui forme une architecture spéciale, un espace tridimensionnel dans lequel il est facile de se perdre en y pénétrant. Dans ce cas-ci, malgré quelques ratures et de rares compléments marginaux, on est en présence d’une mise au propre que Humboldt destinait apparemment à la publication. Cette version finale a été écrite d’un trait : la teinte de l’encre et le ductus ne changent pas tout au long du texte. Seulement certaines corrections et additions, ainsi que les notes finales ont été ajoutées après coup.

D’après une note apposée ultérieurement par l’auteur (la teinte de l’encre et le ductus se détachent nettement du corps du texte – cf. fol. 208v), ce mémoire a été écrit à Cuba, en 1801, donc lors du célèbre voyage « aux régions équinoxiales » accompli avec Aimé Bonpland. Les cinq bifeuillets ont été insérés (certainement peu après la composition du mémoire) dans un bifeuillet formé de papier différent. Ces deux feuillets de garde constituent une couverture provisoire qui est due probablement à Miguel Maria Ximenez (cf. infra). Au recto du premier d’entre eux, on trouve l’inscription suivante (fol. 197r) :

« Al Sor. D.n Fran.co Remira

Para guardar á M.r Le Baron d’Humboldt

Segun órden que me dexó á su salida de

aquí á Miguel M.a Ximenez2 ».

Le pronom personnel me (barré) confirme que la note a été apposée par Miguel Maria Ximenez3 qui a confié le manuscrit à Francisco Remira4 ; ce dernier devait le garder pour Humboldt et le lui rendre, dans la suite, dès son retour. En dessus, celui-ci a noté (apparemment après avoir récupéré son texte) : fievre jaune. Or même si ce mémoire ne traite pas exclusivement cette maladie, c’est une question qui paraissait à l’auteur particulièrement importante, étant donné aussi la présence des autres manuscrits qui forment le contexte dans lequel celui-là apparaît (cf. infra).

Entre le feuillet qui contient la note citée ci-dessus et le corps du texte, on trouve un feuillet qui n’a rien à voir avec celui-ci ; même si c’était Humboldt qui l’y a placé, ceci est dû au hasard. On peut y lire une liste de produits provenant du Nouveau Monde (objets nous venus du Nouv. Continent) : platine, quinquina, cacao, etc.

Le mémoire en question figure dans un groupe de manuscrits (fol. 185–211), en français (avant tout), en allemand et en espagnol, relatifs à la qualité de l’air dans les tropiques et aux maladies qui en découlent (d’après les convictions que Humboldt nourrissait à cette période-là). On y repère de petits écrits témoignant de la richesse du matériel empirique recueilli par lui lors de son voyage « aux régions équinoxiales », y compris des notes confuses, apposées dans tous les sens (cf. p. ex. fol. 191r), et un texte intitulé lIntendance de Veracruz (fol. 190r) qui constitue peut-être un bref fragment des journaux de route. Le texte présenté ici se détache nettement de cet ensemble car c’est un écrit parachevé, probablement en vue d’une édition imprimée qui ne s’est jamais produite. Pourquoi Humboldt a-t-il abandonné ce projet ? Or, juste au début, dans la marge de droite, il a ajouté postérieurement (à quelle date ?) cette note-ci : très mauvais ! AHt. Est-on en présence d’un texte sans importance ? Il faut pourtant tenir compte du fait que l’auteur n’a pas détruit son manuscrit, tout au contraire, il l’a gardé dans ses archives personnelles et c’est ainsi qu’il fait partie actuellement de son patrimoine. Ce mémoire mérite l’intérêt, car il marque une étape très importante, celle de l’évolution des opinions humboldtiennes, en ce qui concerne la transmission des maladies que l’on dit aujourd’hui « infectieuses ».

Pour ce qui est du groupe de manuscrits, dans lequel s’insère le mémoire en question, on y constate une prédilection pour la fièvre jaune qui occupait une place particulière dans l’horizon intellectuel du début du XIXe siècle. Le texte a vu le jour en 1801, comme il vient d’être dit, donc au cours de la révolution haïtienne (1791–1804), quand les troupes françaises étaient décimées par cette maladie, ce qui a eu un impact direct sur les plus importants événements politiques aussi bien en Amérique du Sud qu’en Amérique du Nord, ainsi que sur leur histoire postérieure : le retrait des troupes napoléoniennes de l’Haïti, la vente de la Louisiane par Napoléon aux États-Unis, l’abandon définitif des plans de la conquête de l’Amérique du Nord par la France dont les ambitions se sont tournées vers l’Égypte et vers la Malte. Alors, le manuscrit de Humboldt, pour qui la fièvre jaune n’était pas une notion abstraite, car il a eu un contact direct avec celle-là, s’inscrit non seulement dans le contexte des débats intellectuels de l’époque, car l’auteur essaie de trouver les causes de la propagation de cette maladie, mais il s’inscrit aussi, quoique indirectement, dans le contexte politique international. De plus, il convient de noter ici que selon Ottmar Ette5, les relations de voyage d’Alexander von Humboldt (et c’est au cours de son voyage dans l’Amérique du Sud que ce mémoire a été rédigé) ont exercé une grande influence sur l’état d’esprit de ses contemporains qui, grâce à lui, ont commencé à se rendre compte des processus de la globalisation, entre autres en raison de la transmission intercontinentale des maladies, parmi lesquelles la fièvre jaune. Celle-ci s’est alors déplacée des tropiques vers les régions méditerranéennes, en provoquant la panique même en Allemagne6, ce qui trouve son reflet dans la littérature (p. ex. Heinrich von Kleist, Die Verlobung in St. Domingo)7. Humboldt s’est exprimé largement au sujet de la fièvre jaune et ceci à quelques reprises8, et son apport dans le débat relatif à la transmission des maladies infectieuses est considérable. Le mémoire en question constitue la première étape de l’évolution de la pensée humboldtienne pour ce qui est de cette question-là.

Malgré l’accent posé sur la fièvre jaune, le groupe de manuscrits, dans lequel on repère ce texte, porte un titre général (apposé postérieurement par Humboldt) qui, en apparence, n’a rien à voir avec celle-là : C’est mon cahier de la Havanne intitulé sur la salubrité de l’air (fol. 185r). Or Alexander von Humboldt partageait alors les vues miasmatiques (il croyait que les maladies se propageaient par l’air malsain et qu’elles provenaient de zones insalubres) et s’opposait au courant contagioniste (selon lequel elles se transmettent par contact avec les malades qui doivent être isolés, mais cette conviction, à la période concernée, n’était pas encore solidement appuyée par les arguments empiriques). Il voyait donc l’origine des maladies dans la qualité de l’air. Évidemment, la découverte de la bactériologie, qui a pris naissance à partir du milieu du XIXe siècle, a tranché ces grands débats de l’époque. Mais sans le savoir peut-être, il se montre ici comme l’un des grands précurseurs de l’écologie moderne, bien avant l’avènement d’Ernst Haeckel et la définition de l’écologie formulée par lui. C’est un discours écologique, à la vérité dire, que Humboldt tient dans cet écrit. Et même s’il a eu tort en tant que partisan des théories miasmatiques, en ce qui concerne la façon de la transmission des maladies infectieuses ou contagieuses, son mémoire est important pour la contemporanéité, étant donné sa façon de penser écologique. Et on y voit, avant toute chose, le grand format intellectuel de ce savant.

Le groupe de manuscrits contenant le mémoire en question, qui mérite un examen approfondi du point de vue de l’histoire de la médecine et de celle de l’écologie, a été décrit sommairement dans le catalogue du patrimoine d’Alexander von Humboldt9 et les scans en sont consultables en ligne10.

On trouve, dans la suite, l’édition critique du texte. Les manuscrits d’Alexander von Humboldt rédigés en français sont autres que les éditions imprimées de cet auteur. On le corrigeait excessivement, et surtout au XIXe siècle. La présente édition se veut critique mais elle ne l’est pas à outrance. Je voulais respecter la langue humboldtienne. Certaines formes qui surgissent sous sa plume peuvent paraître erronées à première vue, mais elles font, à vrai dire, le charme de ses textes et on ne peut pas, à mon avis, y appliquer automatiquement la norme linguistique, telle qu’elle existait au XIXe siècle. Les accents font parfois défaut, mais dans cette édition ils sont introduits d’une façon discrète, seulement là où il fallait faciliter la lecture ou la rendre claire. D’autre part, on garde certains emplois inhabituels des signes diacritiques, p. ex. Eudiomêtres (fol. 201r), on éléve (fol. 202r), mème (fol. 203v), ètre (fol. 204v, 205r). On procède de la même manière avec des formes particulières, mais justifiables d’une façon ou d’une autre. Dans ses écrits en français, Humboldt se laissait quelquefois influencer par les langues qu’il pratiquait, et ainsi on trouve dans son texte p. ex. Manuscripts (fol. 204r) ou gas (à plusieurs endroits). On conserve aussi l’emploi des majuscules dans le cas de noms communs, ce qui constitue, bien évidemment, l’influence exercée par l’allemand. On respecte pareillement les graphies étymologiques, p. ex. aujour d’hui (fol. 200v), sur tout (fol. 202v) ; ainsi que d’autres graphies archaïques, p. ex. essay = essai (fol. 204r), sçu – p. p. de l’ancienne forme sçavoir (fol. 206r), pluye (fol. 205v), tems = temps (fol. 204r, 205v, 207r), habitans (fol. 203v, 204v), élémens (fol. 206v), enfans (fol. 208v), differens (fol. 207r), frequens (fol. 205v), qui coexistent à côté des formes contemporaines, p. ex. frequents (fol. 205v). On maintient également d’autres graphies qui avaient été en usage, quand la norme n’était pas encore imposée en français, donc à une époque très reculée : commetre, s’anonce, soufrent (fol. 204v), en jettant (fol. 207v), apeine = à peine (fol. 201r), tandisque (fol. 205r). Et même quelques graphies qui ne se laissent expliquer aucunement et qui n’ont jamais existé, p. ex. simultanéement (= « simultanément ») – adverbe qui apparaît sous cette forme à deux reprises (fol. 201v, 207v) et il a donc été employé consciemment –, paraissent intéressantes. Fallait-il rectifier dans tous ces cas-là en effaçant ainsi les informations sur l’auteur11 ? Cependant, les erreurs grammaticales évidentes, p. ex. celles dans l’accord des participes passés et des adjectifs ou bien dans l’accord des substantifs au pluriel, ont été corrigées. Les corrections sont introduites entre crochets et les formes erronées sont signalées dans l’appareil critique. La ponctuation manquante apparaît également entre crochets, mais seulement là où cela est nécessaire pour la clarté du texte. Les abréviations ont été résolues en italique.

L’appareil critique est composé de deux étages. Le premier concerne les leçons du manuscrit (citées en romain) : celles qui ont été rejetées et amandées dans l’édition, ainsi que les corrections de l’auteur, que l’on voit dans son texte, ce qui permet de suivre le processus de la mise en page finale ; et le deuxième contient les commentaires au texte.

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1 Selon la foliotation récente, au crayon.

2 « À Monsieur Fran[cis]co Remira, afin de le [ce manuscrit] garder pour Monsieur le Baron de Humboldt, conformément à l’ordre qu’il a laissé à Miguel M[ari]a Ximenez, en partant d’ici ».

3 Ce nom figure dans le registre des membres de la Real Sociedad Económica de la Habana, de l’année 1817.

4 C’est une graphie difficile et peut-être faudrait-il lire ce nom autrement : Remires ou Remirez.

5 TransArea : A Literary History of Globalization, Berlin, 2016, p. 19.

6 Ibidem, p. 20.

7 Sur l’évocation de la fièvre jaune par Kleist cf. Ottmar Ette, « Heinrich von Kleist : Saint-Domingue und die Haitianische Revolution », in Mobile Preußen : Ansichten jenseits des Nationalen, Springer-Verlag, 2019, p. 128.

8 Il aborde la question de la fièvre jaune dans sa relation de voyages américains accomplis avec Aimé Bonpland (Paris, 1810, t. III, pp. 750–788) – cette partie du texte apparaît dans l’adaptation allemande de l’œuvre (Reise in die Äquinoktial-Gegenden des Neuen Kontinents) ; de plus, les fragments consacrés à la fièvre jaune ont été réimprimés dans une version abrégée et constituant une traduction anonyme parue dans les Jahrbücher der teutschen Medicin und Chirurgie (Nürnberg, 1813) : « Beobachtungen über das gelbe Fieber auf dem Continent von Nord-Amerika, von Freiherrn Alexander von Humboldt », pp. 84–116. Humboldt s’est aussi exprimé sur cette question dans : « Sur la fièvre jaune. Fragment d’un ouvrage ayant pour titre : Essai politique sur la [sic] Mexique ». In : J. gén. méd. 40 (janvier 1811), pp. 210–225, 338–351, 413–445 ; et dans lEssai politique sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, Paris, 1811, t. IV, pp. 477–568.

9 Der Nachlass Alexander von Humboldt in der Biblioteka Jagiellońska, bearbeitet von Dominik Erdmann, herausgegeben von Monika Jaglarz, Kraków, 2019, p. 10.

11 Pour plus de détails concernant la spécificité (dans un sens très positif) de la langue française utilisée par Alexander von Humboldt cf. mes Remarques linguistiques à l’édition critique de l’un de ses textes : Isle de Cube. Antilles en général par Ulrike Leitner, Piotr Tylus et Michael Zeuske – accessible en ligne : https://edition-humboldt.de/H0002926 ; et Piotr Tylus, « LIsle de Cube ou lÎle de Cuba – note sur l’édition critique du texte et la langue d’Alexandre de Humboldt ». In : Essays in the History of Languages and Linguistics. Dedicated to Marek Stachowski on the occasion of his 60th birthday. Edited by M. Németh, B. Podolak, M. Urban, Kraków, 2017, pp. 745–752.

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